Dans l’intimité de la maison moderne : le mobilier de Pierre Chareau

February 18, 2019
Dans l’intimité de la maison moderne : le mobilier de Pierre Chareau

Le processus de création chez Pierre Chareau s’ancre avant tout dans une pensée d’architecte : observer l’espace, étudier ses circulations, analyser la manière dont la lumière le traverse, puis concevoir un mobilier qui s’intègre à l’architecture et en prolonge les lignes plutôt que de simplement y être posé. Cette démarche se lit notamment dans l’un de ses motifs signatures : l’usage du quart de cercle, forme chère au vocabulaire cubiste et que l’on retrouve dans plusieurs de ses luminaires. Plus qu’un élément graphique, ce fragment géométrique structure le vide, modèle la lumière et introduit dans le décor une forme de rigueur constructive.

 

« Il perçoit intuitivement, organiquement, le rapport intime entre cette forme nouvelle et l’époque qui la lui commande ; il ne l’invente pas arbitrairement, par une fugace fantaisie du goût personnel : elle s’impose à son imagination ardente à traduire en formes visibles l’aménagement de notre temps, comme la traduction fidèle d’un texte s’impose au traducteur. »
Les Arts de la Maison, “Nos décorateurs”, Edmond Fleg, 1924, Automne–Hiver, p. 23, à propos de Pierre Chareau.

 

Pourtant, Chareau tempère cette rigueur géométrique par une lecture subtile de la nature. On la retrouve dans la table basse inspirée d’une tulipe, motif qu’il décline également dans une bibliothèque basse aux élans organiques. L’ensemble évoque un végétal stylisé, à la fois maîtrisé et vivant. Son travail oscille ainsi entre la précision du plan et la sensualité d’une forme naturelle.

Cette dualité s’exprime également dans son traitement des matériaux. Aux essences de bois rares, il associe le métal, le verre sablé, la tôle perforée — matériaux industriels qu’il élève au rang de matières nobles. Il élabore ainsi un langage singulier dans lequel la chaleur d’un bois sombre rencontre la netteté d’un acier sablé et noirci, comme dans le mobilier conçu pour la Maison de Verre (1928–1932), son œuvre maîtresse.

 

Ce qui distingue fondamentalement Chareau d’un décorateur ou d’un ébéniste, c’est cette approche intrinsèquement architecturale : chez lui, un meuble n’est jamais autonome. Il s’inscrit dans un système, répond à une circulation, s’aligne sur une trame. Chaque pièce prolonge le bâtiment, au point que charnières apparentes, assemblages visibles ou dispositifs lumineux deviennent des gestes architectoniques plutôt que des effets décoratifs.

 

L’œuvre de Pierre Chareau demeure ainsi résolument moderne : un équilibre rare entre géométrie cubiste, nature transfigurée et expérimentation matérielle — toujours guidé par une vision d’architecte qui fait du mobilier une architecture à l’échelle intime.

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